De la nourriture à nos portes
Mais c’est aussi à plus grande échelle, et sur le long terme, que l’agriculture urbaine pourrait apporter une future solution aux problématiques actuelles : « Autrefois, les populations se concentraient dans les campagnes, où elles produisaient leur propre alimentation… désormais, elles sont dans les centre-villes, loin des zones de culture », remarquent les fondateurs d’Agricool, lancée en 2015 par deux fils d’agriculteurs, Gonzague et Guillaume, pour développer des cultures verticales urbaines. « D’ici 2050 on devrait être plus de 9 milliards à vivre en ville. Comment s’y nourrir avec des produits sains, riches en nutriments et cultivés de manière responsable ? »
L’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) apporte une réponse en leur faveur : elle estime en effet que l’agriculture urbaine a vocation à devenir « une contribution importante à la sécurité alimentaire des ménages ».
Nos « agricoolteurs », qui transforment des containers maritimes en paradis high tech pour fruits et légumes, en sont convaincus : « notre mission : nourrir un tiers des grandes villes développées d’ici 2030 », prédisent-ils. Pour cela, ils viennent d’inaugurer une nouvelle « ferme » de 10 containers, à La Courneuve, afin de diversifier leur production et augmenter leur rendement. Jusqu’alors, ils produisaient uniquement des fraises, à Courbevoie, Asnières et Paris ; ils vont désormais pouvoir proposer aussi des salades et des herbes aromatiques.
Assemblés autour d’une unité centrale, les dix containers sont contrôlés en temps réel par une centrale technique, qui mesure 150 points chaque seconde, indiquant le stade de développement de la plante, et permettant donc de s’adapter à ses besoins de culture.
« Ces containers recyclés sont comme des briques de lego à taille humaine, pouvant être empilés, dissociés, rattachés, donc parfaitement adaptés pour s’intégrer dans les villes », explique Guillaume Fourdinier.
Un nouveau système alimentaire ?
À l’image de celui d’Agricool, les projets se multiplient – de plus en plus ambitieux et high tech, comme « la plus grande ferme urbaine d’Europe », qui a poussé sur le toit d’un pavillon du parc des Expositions de Versailles à Paris, avec une vingtaine de maraîchers sur une surface de 1,4 hectare.
« Nos solutions permettent de faire pousser des plantes toute l’année, aux portes des villes, sans pesticides et en économisant l’eau », souligne également Gérard Farache, dirigeant des Tower Farms, qui expérimente l’agriculture « verticale » à Saint-Nom-La Bretèche, près de Paris.
« Cette technique peut permettre à une ville, une région, de se nourrir indépendamment des contraintes saisonnières, des dérèglements climatiques ou des situations de crise telle que celle que nous vivons. Lorsque l’on sait que l’Italie et l’Espagne sont à l’arrêt, et que ces deux pays sont des sources d’approvisionnement majeures en fruits et légumes frais, on prend mieux conscience de la nécessité d’encourager toutes les formes d’agriculture urbaine ! »
Certes, avec leurs 500 sites de production en milieu urbain, dont une cinquantaine dans la capitale, dénombrées par Association française d’agriculture urbaine professionnelle (AFAUP), ces nouvelles exploitations ne représentent encore… qu’une paille, par rapport aux 448.000 exploitations agricoles traditionnelles que compte la France !
Et leurs volumes de production encore incertains (pas de véritables statistiques) restent marginaux : « Je pense qu’ils ne représentent même pas 1 % des volumes », s’exclame Anne-Cécile Daniel, la coordinatrice nationale de l’AFAUP.
« Mais ce qui est intéressant, c’est que les projets fleurissent partout, pas seulement dans les grandes villes, mais aussi dans les villes moyennes – Montpellier, Rennes ou Nantes sont parmi les plus dynamiques – et même les villages, où ils ouvrent un nouveau boulevard de transmission des savoirs… car toute une génération ne savait plus rien du travail de la terre ! De plus, ils répondent à une demande croissante, devenue tendance forte avec le confinement : consommer local ! »
Ainsi, par exemple, la plate-forme Pourdebon.com, qui distribue les produits de 310 agriculteurs locaux, a vu ses ventes sur le site augmenter de 600 % sur la seule journée du 16 mars dernier ! Quant au site La Fourche, qui ambitionne de rendre 50 % moins cher les productions locales et bio, il a enregistré une augmentation de… 320 % de son trafic pendant le confinement (par rapport à mars-avril 2019) et de 230 % des abonnements (mars 2020 par rapport à février 2020) !
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« La morale de cette période devrait être positive pour notre argument de relocalisation de la production de safran », estime Amela, qui produit cette épice avec ses trois soeurs, sur plusieurs toits de région parisienne où est installée leur maison d’Agriculture Urbaine, baptisée Bien Elevées. « Cette période devrait encourager la consommation locale, la résilience et la reconnexion à la nature, ce qui est notre ADN » !
Bio… ou pas bio ?
Ces nouvelles cultures en ville verdissent donc la ville, avec beaucoup de bénéfices pour l’environnement : moins de CO2 et d’énergie dépensés pour transporter les productions, rétention des eaux pluviales, valorisation des déchets ménagers…
Ainsi, par exemple, une startup baptisée UpCycle s’est spécialisée dans l’installation de composteurs pour les collectivités – dans la capitale, mais aussi à Courchevel ou encore à Agen : les déchets organiques des urbains sont enfouis et transformés en amendements organiques, reversés dans les jardins au lieu d’être incinérés comme 95 % des ordures ménagères : soit cinq fois moins de CO2 émis.
Cependant, une question reste en suspens : des plantes cultivées dans cet environnement pollué peuvent- elles vraiment s’affirmer bio ou écolo ? « C’est une ineptie de croire que les cultures de champignons au 5e sous-sol des parkings, au milieu des gaz d’échappement, sont moins polluées que celles qui poussent dans des carrières laissées à l’abandon. Tout comme celles des salades sur les toits d’immeubles qui sont au contact des nuages de particules fines. L’État ferait mieux de subventionner des formations en arboriculture, qui ont disparu du paysage » déplore par exemple Bernard Oudard, arboriculteur à Ussy-sur-Marne.
Pourtant, les agriculteurs urbains mettent tous en avant l’écologie de leurs techniques de culture inédites, verticales, indoor, en containers… « Des colonnes de 2 mètres de hauteur, sur lesquelles sont fixées les cultures, apportent à celles-ci des nutriments bio dissous dans de l’eau », explique ainsi la société Agropolis, qui participe au projet de la Porte de Versailles.
« Ce système permet de produire 52 salades sur un mètre carré, contre 9 chez un maraîcher traditionnel. En outre, il utilise moins de pesticides et seulement 10 % des volumes d’eau normalement nécessaires dans le maraîchage conventionnel ». Idem pour Agricool, pour qui tout se fait « au coeur des villes, sans pesticides, dans un environnement fermé à la pollution et alimenté exclusivement par des énergies renouvelables ».
D’après une étude menée par la chercheuse Ina Saumel à l’université technique de Berlin, en 2012, des métaux lourds pourraient se retrouver dans certains légumes cultivés à proximité de zones de trafic routier. Mais dès que les cultures sont au sommet de bâtiments assez hauts, ou protégées par de grands massifs végétaux, cette contamination est nettement freinée. Autre point de friction avec certains agriculteurs traditionnels, les normes et obligations (notamment en ce qui concerne le bio) ne seraient pas aussi contraignants pour ces nouveaux concurrents, vu la taille réduite de leurs exploitations atypiques.
« Un fossé se creuse entre les agriculteurs des villes et ceux des champs, dénonce Jean-Baptiste Millard, délégué général d’AgriDées, un think tank agricole. Il faut que les personnes des villes qui se revendiquent agriculteurs aient les mêmes droits mais aussi les mêmes obligations que ceux qui exploitent à la campagne ».
Paysans des villes et paysans des champs… même combat ?
Selon Anne-Cécile Daniel, de l’AFAUP, c’est déjà le cas : « Toutes les activités agricoles, où qu’elles soient, sont régies par le code rural et soumises aux mêmes règles ! La seule différence c’est qu’en agriculture urbaine, on a une vocation pédagogique, on fait émerger l’envie d’être un ‘consomm’acteur’. Mais on ne va pas entrer en concurrence, au contraire, il y a des choses à faire ensemble, on doit apprendre à se connaître ».
Car l’émergence de ces nouveaux « fermiers » des villes, c’est aussi celle d’un nouveau profil d’agriculteur, plus jeune, plus diplômé : 50 % ont un master 2 et au-delà, et la majorité a moins de 40 ans, selon une enquête juridique menée par l’AFAUP avec Sciences Po Paris.
Pour la plupart, ils ne viennent pas du monde agricole, et sont installés dans de grandes villes et de petites exploitations : moins d’un hectare pour 70 % d’entre eux ! C’est dire que les techniques et les pratiques sont forcément très différentes de ceux des agriculteurs traditionnels… mais que ces différences peuvent amorcer un dialogue fructueux, chacun apportant à l’autre de nouvelles connaissances et façons de voir.
« Je comprends la peur que peuvent ressentir les agriculteurs traditionnels à l’idée de changer leurs habitudes, mais pour s’adapter aux enjeux d’aujourd’hui, ils devront de toutes façons le faire ! » remarque Olivia, la créatrice d’Adopte Ma Tomate. « Nous ne sommes pas concurrents, mais complémentaires. L’agriculture urbaine est aussi un tremplin et un outil pédagogique, elle démontre à tous qu’on peut produire en circuits courts, avec moins de transports, moins de déchets ; c’est favorable également aux producteurs locaux, dans nos campagnes ! »
Cyrille Schwartz renchérit : « C’est une opportunité incroyable d’éducation et d’expériences grand public pour lutter contre l’agri-bashing, qui accélère la distanciation entre la ville et la campagne et fait des urbains/périurbains des ‘êtres hors-sol sans racine ni repère de vie‘ ! C’est un levier pour soutenir toutes les formes d’agriculture au sens large, qui permet aussi la nécessaire transformation de nos modèles de vie… pour faire du végétal, non plus un instrument au service de l’homme, mais une valeur intrinsèque d’avenir » !