Cinq-cent mille masques transparents vont être distribués en décembre aux crèches et maisons d’accueil maternel : la mesure vient d’être votée par la CNAF pour répondre « à l’inquiétude de parents et de professionnels de la petite enfance sur les conséquences du port du masque obligatoire sur le développement des enfants ». Plusieurs voix de pédiatres et psycho-pédagogues se sont en effet élevées, dès la fin du premier confinement, contre le guide d’accueil du jeune enfant édicté par le ministère de la santé, qui préconisait le port du masque « dès lors qu’il est impossible de respecter la distance physique d’au moins un mètre »… autrement dit, presque tout le temps dans les crèche et maternelles, où il faut changer, apaiser, consoler…
Masques et distanciation : vers une génération sans contact ?
« Les tout-petits doivent pouvoir lire les expressions des visages qui les entourent ; c’est essentiel pour leur équilibre et leurs apprentissages. C’est pour cette raison que nous avons décidé de financer ces masques transparents pour plus de 20.000 équipements d’accueil du jeune enfant », explique Isabelle Sancerni, présidente du conseil d’administration de la Cnaf. La transparence suffira-t-elle à régler le problème ?
Bas les masques avec les bébés…
« Prendre un bébé dans les bras avec un masque ou une visière, c’est une gageure, raconte Sabrina, une jeune assistante maternelle. Il tire immédiatement dessus pour vous l’enlever ! » L’Union fédérative nationale des associations de familles d’accueil et assistants maternels (Ufnafaam) leur a d’ailleurs recommandé de jouer avec le masque, façon « caché-coucou », afin de le dédramatiser et montrer aux petits qu’il y a bien un visage dessous !
Mais désormais, les enfants eux-mêmes se voient soumis, dès six ans, à l’obligation du masque. « Cela rend la communication beaucoup plus compliquée avec les petits. Déjà qu’on est obligés de leur demander de ne plus s’embrasser, se câliner, ni même toucher leurs copains, de jouer à distance, de se désinfecter les mains dès qu’ils passent sur le toboggan après un autre enfant… Comment va-t-on pouvoir leur inculquer ensuite l’idée qu’il faut aller vers l’autre, être tolérant, s’ouvrir aux différences ? » s’inquiète Céline, prof des écoles en maternelle.
« Apprendre aux enfants à se méfier du corps de l’autre, à craindre son contact, substituer aux relations sociales des relations purement hygiéniques, c’est fâcheux pour l’éducation », confirme David Le Breton, anthropo-sociologue, spécialiste des représentations et des mises en jeu du corps humain(1).
« Si ça se prolonge, ce sera inquiétant pour l’avenir. Cela peut instaurer une forme de puritanisme social. Il y aura moins de répercussions chez les enfants auxquels on expliquera bien les raisons de cette distanciation, mais pour ceux qui ont des relations plus tendues et conflictuelles avec leur famille, ou simplement, chez qui la pédagogie n’est pas une priorité, ça peut laisser des traces plus profondes. On ne bâtit plus un monde fondé sur la confiance, mais sur la suspicion radicale de l’autre » !
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Des relations « défigurées » pour tous ?
« Scruter le visage des adultes qui s’occupent de lui est crucial pour le bébé qui apprend à communiquer en déchiffrant les émotions sur le visage de ceux qui s’occupent de lui », rappelle-t-il également.
Mais les tout-petits sont pas les seuls à être déboussolés par ces jeux de masques. « C’est un obstacle majeur à la relation, souligne le sociologue. C’est une rupture dans le contact, on ne voit plus le visage de l’autre, ni son sourire. C’est depuis toujours à travers le visage qu’on est reconnu, nommé, identifié. Les relations sociales sont défigurées par la perte du visage ». Un problème qui prend une résonance toute particulière chez les ados, ces adultes en devenir qui ont constamment besoin de se regarder et de se rassurer… dans les yeux de leurs pairs !
Or, il devient impossible de décrypter le visage de l’autre, et la « distanciation sociale » voudrait en prime bannir ces « rituels d’intégration et d’acceptation » si importants dans les « tribus » de jeunes – dont ces hugs et checks à l’américaine (le premier, plutôt réservé aux filles, consiste en une étreinte d’affection, le second, salutation poing fermé contre paume ouverte, est très en vogue chez les garçons.)
De nouveaux gestes pour un comportement… immémorial : « Serrer la main, s’embrasser, donner ou recevoir une accolade sont des comportements sociaux inscrits dans nos gènes et dans notre culture occidentale depuis des siècles. Comment admettre qu’ils soient désormais proscrits, alors qu’ils permettent de faciliter et de sceller la confiance en l’autre ? » s’interroge Pierre Nantas, psychothérapeute spécialiste des troubles de de l’émotion chez l’adulte et l’adolescent(2).
« Le fait d’être touché nous permet de nous sentir en sécurité et à l’aise dans notre environnement. Comment allons-nous pouvoir retrouver ce sentiment de confort émotionnel indispensable à notre équilibre psychique ? »
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Rebelles démasqués…
Les jeunes ont trouvé la réponse : ils n’hésitent guère à transgresser les règles… d’autant qu’afficher un comportement « déviant » n’est pas pour leur déplaire ! Or, il suffit aujourd’hui, pour se poser en rebelle, de… baisser le masque !
« Les gens s’écartent de nous comme s’ils avaient peur, on en a même vu changer de trottoir ! En plus, on a pas l’attestation », plastronnent ainsi quelques lycéens qui traînent aux abords de leur établissement, visage nu et clope au bec -les voilà doublement transgressifs !
« C’est bizarre, avant c’était le port d’une cagoule qui inquiétait le passant… maintenant c’est quand on croise des jeunes sans masque qu’on a une réaction de recul », s’amuse Simone, une retraitée qui passe près du petit groupe.
« Dans la société actuelle, où tout contact devient suspect, le toucher est devenu potentiellement gênant… et depuis quelques mois, dangereux et même mortel » souligne Pierre Nantas. « Alors que les primates, qui ont un cerveau moins évolué que le nôtre, passent 20 % de leur temps à se toucher, nous devons mettre en place des gestes barrière et même éviter de toucher notre propre visage – un geste souvent inconscient, dont la fonction principale est l’auto-réassurance ».
C’est donc une sensation de sécurité qu’il faut restaurer, comme le conseille Samuel Dock, psychologue spécialiste des ados(3). « Ils doivent déjà faire le deuil de leur enfance, et dans ce contexte, aussi, d’une société moins stable qu’ils le pensaient. Il faut que les parents parlent de leurs propres angoisses face à ces changements. On peut restaurer psychiquement la confiance chez son enfant en créant une identification. Accorder du crédit à leur maturité peut avoir un effet curatif, mais c’est un numéro d’équilibriste, il faut savoir garder la juste distance »
Car il ne s’agit pas d’ajouter l’angoisse à l’angoisse : le parent doit au contraire prouver qu’il maîtrise celle-ci, ne se laisse pas submerger. Pour cela, on peut miser sur l’humour et la complicité : comme avec les petits, certains inventent des jeux qui dédramatisent… et ça marche !
« Avec ma fille, dans le bus qu’on prend tous les jours ensemble, on s’amuse à ‘démasquer les masques’, raconte la maman de Lorène, 15 ans. On essaie de deviner ce qui se cache sous celui des personnes qui sont assis en face de nous. Un gros nez ? Une petite bouche ? Un double menton ? Des taches de rousseur ? On s’envoie des messages sur nos téléphones, on fait des portraits croisés, et on rit beaucoup… sous cape ! Certes, c’est un peu irrespectueux pour ceux qu’on croise, je le reconnais… mais ça évacue les tensions » !
Big bisous à la maison ?
Pierre Nantas voit pour sa part une autre façon de « compenser les effets délétères de la distanciation sociale sur ces êtres en développement que sont les enfants et ados » : le psychologue conseille « d’augmenter les contacts et les témoignages d’affection au sein du cocon protecteur de la cellule familiale »… Pas évident actuellement : le masque vient désormais se glisser jusque dans celle-ci !
« Si vous recevez votre famille, vos enfants, vos petits-enfants, vous devez garder de la distance. Vous devez porter le masque et faire extrêmement attention autour de vous », a ainsi déclaré Olivier Véran lors des dernières vacances d’automne. Et le président de la République a appuyé son ministre de la Santé lors d’une interview le 19 octobre dernier, appelant à porter le masque « même dans le cadre familial » et à ne pas être plus de six à table.
Il a réitéré ces recommandations, dans son discours télévisé du 24 novembre, en évoquant les fêtes de Noël à venir, qui devraient être en partie déconfinées… mais pas démasquées !
« Chez nous, on mange déjà à des tables séparées, car les enfants vont au lycée, où il y a un taux de contamination important, raconte Laurence, mère de famille stressée. Je leur demande de porter le masque en notre présence et on laisse la fenêtre ouverte, le plus possible ». Exagéré ?
Peut-être pas sur le plan sanitaire, mais sur le plan affectif, ça pourrait laisser des traces…
« Les psys doivent se préparer à traiter les conséquences comportementales et émotionnelles entraînées par la restriction des contacts physiques sur le psychisme de certains enfants et jeunes », avertit Pierre Nantas. « Avant même le COVID, remarque-t-il, les réseaux sociaux et la culture du virtuel ont commencé à prendre le pas sur les contacts physiques, indispensables au développement psychique… en même temps qu’apparaissaient de plus en plus de troubles psychologiques » !
La difficulté s’avère plus grande encore chez ceux qui sont déjà en situation de carences éducatives ou affectives. « On nous demande à ce que les enfants restent à un mètre des parents qui viennent les voir… et qui doivent porter un masque, raconte ainsi Nathalie, qui travaille dans un foyer d’aide sociale à l’enfance. Pendant le premier confinement, les entrevues n’ont pu avoir lieu qu’en visio, et cela n’a pas aidé au maintien d’un lien souvent compliqué, fragile… Actuellement, on a assoupli les règles. Nous respectons les mesures d’hygiène, nous avons enlevé tous les jouets, nous limitons l’espace… mais les parents peuvent venir, et j’avoue que nous fermons souvent les yeux sur les câlins et les bisous… car les empêcher de se toucher serait d’une grande violence ».
Génération sans contact – Une convivialité à ré-inventer
Si la pandémie perdure, une nouvelle génération va donc grandir dans la distanciation… mais David Le Breton en est convaincu, elle saura rétablir le contact, d’une manière ou d’une autre.
« Les jeunes vont inventer de nouvelles façons de se saluer, de se toucher, déjà on se dit bonjour en se touchant le coude, le pied… On est dans une rupture anthropologique totale, dans une période d’entre-deux, en train de se réinventer », estime le sociologue, qui ajoute : « Le contact reste plus que jamais indispensable à la relation humaine. Preuve en est que vocabulaire relationnel est presque toujours cutané ou tactile : on dit de quelqu’un qu’il est un bon contact ou un mauvais contact, qu’il est bien dans sa peau, écorché vif, ou qu’il nous donne des boutons, ou que ses paroles nous ont mis du baume au coeur »…
Le pychothérapeute rejoint le sociologue : Pierre Nantas espère, lui aussi, un retour des bonnes manières… tactiles ! « De nouveaux mode de convivialité vont apparaître. Même sans contact physique, on peut sourire avec le regard, pencher la tête ou accompagner sa parole d’un geste, un peu à la manière des Asiatiques ! Bien sûr, on peut également communiquer par écrans interposés, en prenant un temps pour ‘sentir’ qu’on est ensemble, en se saluant, en exprimant quelque chose de son climat émotionnel. Même si cela reste rudimentaire, c’est une forme de contact… et c’est mieux que rien » !
Illustration bannière : En plus de réseaux sociaux, maintenant le coronavirus : vers une génération sans contact ? © Oleksandr Yakoniuk
- Dernier livre paru, en mai, « Marcher la vie. Un art tranquille du bonheur », chez Métailié
- Président de l’Association pour la formation et la promotion de l’état-limite : www.aforpel.org . Dernier livre paru, « Le Système Borderline, histoires de familles »
- Également chargé de cours à l’Université Paris VII. Dernier ouvrage paru, “Punchline des ados chez le psy”, éditions First.