Grande distribution française : encore et toujours la loi du plus fort !

Entre un modèle à l’américaine hyper-concentré et un modèle plus ouvert avec plusieurs acteurs de taille équivalente, la grande distribution française se cherche, sur fond de révolution numérique. Dans ce contexte de redéfinition où le plus fort veut imposer sa loi, attention aux dérapages.

Rédigé par Bertrand Frasse, le 21 Jan 2019, à 7 h 50 min
Grande distribution française : encore et toujours la loi du plus fort !
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La révolution numérique est passée par là. Quelle que soit leur stratégie, les géants de la grande distribution française ont pris en compte la nouvelle donne, avec comme équation commune : toujours plus de proximité, toujours plus de choix, toujours de meilleurs prix.

Quel modèle pour la grande distribution française ?

Les modes de consommation changent, la livraison à domicile se développe, même pour les produits frais que les consommateurs achètent habituellement eux-mêmes en grande surface. Dans ce contexte de bouleversement pour les grandes enseignes tricolores, les partisans d’une gouvernance à l’anglo-saxonne, plus libérale, souhaitent imposer un modèle avec toujours plus de concentration, de rachats, de fusions.

grande distribution française

Dans un hypermarché © Alexandre Rotenberg / Shutterstock

À leurs yeux, un marché organisé autour de deux ou trois pôles serait idéal, avec une flexibilité accrue du droit du travail (ouverture le dimanche, salaires à la baisse…). Mais c’est un modèle qui passe mal en France, où la loi du plus fort se heurte souvent aux lois tout court et à la mobilisation syndicale.

Révolution numérique, Amazon et Cie

Les patrons, eux, veulent aller plus vite que la musique. Certains espèrent prendre un temps d’avance, craignant que la nouvelle compétition des géants du web ne chamboule le marché français. Selon eux, le modèle des hypermarchés doit être redéfini, car ses fondements sont aujourd’hui inadaptés aux nouveaux modes de consommation.

« L‘e-commerce est une activité industrielle. Nous menons une bataille de logisticiens, ce qui suppose de créer des plates-formes performantes. La logistique de Carrefour livrait les magasins dans des grandes palettes alors qu’il faut les éclater entre ‘drive’, magasin et livraison à domicile. Nous devons offrir toutes les solutions à nos clients dans nos 12.000 magasins. Et arrêter de tout faire seul. Nous avons donc développé des partenariats technologiques avec Google, Tencent en Chine et Sapiens en France », avance la direction de Carrefour.

Tiens, Google ? Le marché français de la grande distribution semble être un terrain propice aux entreprises américaines. Et cet intérêt venu d’outre-Atlantique n’est pas nouveau. En septembre 2017, des rumeurs ont également fait mention d’un intérêt d’Amazon pour racheter Leclerc et Système U. C’est finalement avec l’enseigne Monoprix (qui fait partie du groupe Casino) que le géant américain de la vente sur Internet signe une alliance.

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La part montante d’Amazon © mirtmirt / Shutterstock

Pour survivre sur le marché très concurrentiel de la grande distribution, les enseignes françaises vont-elles être obligées de former des alliances de circonstance et servir de cheval de Troie ? Est-ce la seule option pour s’adapter aux mutations du marché qui font la part belle aux GAFAs ?

Le marché hexagonal n’a pas le choix : il est en train de s’adapter à cette nouvelle donne. Des alliances se font et se défont, d’autres ne se font pas du tout. Et certains acteurs ont parfois les yeux plus gros que le ventre.

La fâcheuse aventure de Carrefour

Parmi ces fusions qui n’aboutiront vraisemblablement pas, celle de Carrefour et de Casino. Début 2018, la direction de Carrefour annonce ses objectifs : dégraisser, réduire les frais, mutualiser les coûts fonctionnels, tout en regagnant des parts de marché.

Un bon moyen pour y parvenir serait de fusionner avec l’un de ses concurrents, qui plus est au meilleur prix. En cette fin d’été 2018, Casino est le partenaire idéal – voire la cible parfaite – pour le groupe Carrefour. Au même moment, le groupe de Saint-Étienne fait face à ce qui s’apparente à une campagne de déstabilisation orchestrée par des fonds d’investissements américains. Le 31 août, le premier coup de canon est venu du fonds spéculatif Muddy Waters, qui accuse l’entreprise française de ne pas avoir déposé les comptes de l’une de ses filiales. Pas « déposé à temps »… Le doute gagne les marchés, le cours de Casino dévisse de 10 points en une séance à la Bourse de Paris(1).

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Un Géant Casino © Targa56 / Shutterstock

Quatre jours seulement après Muddy Waters, c’est l’agence de notation Standard & Poor’s qui abaisse sa note à BB, assorti de la mention « perspectives négatives », faisant fi des résultats de l’entreprise(2). Résultat : le cours de Casino atteint son plus bas à 25,37 euros.

C’est alors qu’intervient la rumeur d’un « rapprochement » entre Carrefour (nº2 français) et Casino (nº4). Rencontres et discussions ont lieu courant septembre entre les deux directions, la nouvelle fuite dans la presse. Mais les clauses de ce potentiel mariage (de raison) entre les deux groupes français masquaient une réelle OPA de l’un sur l’autre, au moment où le cours de Casino peinait à remonter.

Pour se défendre, le groupe Casino choisit donc de riposter de manière directe, en alertant les marchés des manoeuvres ayant lieu contre lui. Le 23 septembre dernier, le conseil d’administration de Casino déclare avoir « décidé à l’unanimité de ne pas donner suite » à « une tentative de rapprochement ». Le lendemain, Carrefour s’offusque et accuse Casino de mensonge. Casino assume et étouffe donc dans l’oeuf les velléités de Carrefour, et colmate tant bien que mal les brèches laissées par des fonds spéculatifs galvanisés par l’endettement du groupe stéphanois. Mais le mariage forcé a capoté.

Une concentration des pouvoirs déjà forte

À l’heure actuelle, les grandes enseignes françaises se sont mises en ordre de bataille en tissant des partenariats pour concentrer leurs ressources autour de quatre grandes centrales d’achats.

Un classement publié par le cabinet Kantar WorldPanel(3) montre qu’un nouveau regroupement des nº2 et nº5 (Carrefour et Système U se sont alliés, 31,2 %), avec les nº4 et nº6 (Casino et Auchan idem, 21,7 %) donnerait naissance à un trio Carrefour/Système U, Leclerc, et Casino/Auchan. Trois grands acteurs, et quelques seconds rôles périphériques. Un regroupement Carrefour-Casino – à presque 53 % du marché au total – aurait donc d’inévitables répercussions sur de nombreux secteurs.

Plus de concentration, moins d’emploi

Toutes ces grandes manoeuvres ont évidemment un effet pervers : concentrations, voire fusions, n’ont jamais créé un emploi. C’est même plutôt le tour de vis qui s’annonce pour les entreprises qui « réunissent leurs forces ».

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Fnac © Hadrian / Shutterstock

En commençant par les sièges sociaux. Les salariés des sièges administratifs de la Fnac et de Darty l’ont bien compris quand 111 d’entre eux, en juin 2017, ont fait les frais du rachat de la deuxième enseigne par la première(4). Mais ce sont en réalité 172 postes qui ont été supprimés, certains étant déjà vacants, déplore la CGT : « Le rapprochement (entre les deux enseignes) est beaucoup plus difficile que prévu. Ce n’est pas aussi simple de rapprocher deux entreprises avec des cultures différentes, des systèmes d’information différents ».

Si, dans cette bataille, la loi du plus fort semble l’emporter, de nouveaux bras de fer s’annoncent dans cette France qui n’est pas si propice à céder aux sirènes du capitalisme outrancier.

Illustration bannière : Chacun veut sa part du gateau – © Volodymyr Tverdokhlib
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