L’abeille mellifère, appelée abeille domestique quand elle est logée en ruche, est une star des médias depuis un quart de siècle environ. Les problèmes qu’elle rencontre, les polémiques et les manifestations que sa préservation suscite font en effet régulièrement la Une. C’est une espèce fascinante à bien des égards, une véritable sentinelle de notre environnement comme une organisation d’apiculteurs l’a fait valoir.
Mais ce n’est pas pour autant qu’il faille oublier les « derniers de cordée » dont le rôle est tout aussi important. Car au final les abeilles, malgré leurs qualités, sont bien incapables de butiner, et donc de polliniser la majorité des fleurs.
Rencontre avec Vincent Albouy, un amoureux des insectes… et autres pollinisateurs !
Vincent Albouy, entomologiste et auteur naturaliste passionné par la biodiversité ordinaire, étudie depuis quelques années les populations de pollinisateurs à l’état sauvage. Nous lui avons posé quelques questions…
consoGlobe – Au-delà des seules abeilles, les pollinisateurs sont en réalité bien plus nombreux qu’on ne l’imagine. Si vous deviez mettre ces « derniers de cordée » à l’honneur, lesquels seraient-ils ?
Vincent Albouy – Il s’agirait de tous les autres : c’est à dire mouches, guêpes, papillons, coléoptères, thrips, oiseaux, chauves-souris et même dans de très rares cas marsupiaux, primates, lézards, escargots…
Les abeilles au sens large, incluant bourdons et espèces solitaires, écrasent la concurrence parce que contrairement aux autres pollinisateurs, qui viennent sur les fleurs seulement pour se nourrir, elles y recueillent la nourriture de leurs larves.
Sous le soleil de minuit un bourdon d’au-delà du cercle polaire peut butiner 24h sur 24. Les abeilles ont acquis cette importance pour nous parce qu’elles jouent un rôle-clé dans la pollinisation des cultures dans les pays tempérés. Mais dans la nature en zone arctique, les pollinisateurs les plus nombreux et les plus efficaces sont les mouches et les moustiques, et dans la forêt équatoriale ce sont les coléoptères.
Cessons d’avoir un point de vue anthropocentrique et européen, et nous nous rendrons compte que tous les pollinisateurs sont importants pour la biosphère dans son ensemble.
Lire aussi : Abeilles domestiques et abeilles sauvages : la compétition des ressources
consoGlobe – De livres en interventions en passant par les expertises de terrain, vous êtes de ceux qui oeuvrent au jour le jour à la réhabilitation de ces oubliés. Quelle clé d’approche donneriez-vous à tous ceux qui veulent sensibiliser à l’importance de ces pollinisateurs ?
Vincent Albouy – Quinze ans après l’explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl, les scientifiques travaillant dans la zone d’exclusion de 30 kilomètres de rayon ont constaté que les abeilles mellifères étaient encore extrêmement rares. Quelques abeilles solitaires, bourdons et papillons étaient les seuls pollinisateurs rencontrés.
Presque aucune drosophile, cette mouche vivant dans les fruits pourris, signe que la pollinisation des arbres fruitiers, nombreux autour des maisons abandonnées, était très mal assurée. Il n’y avait pas plus de fruits que d’insectes.
La disparition des pollinisateurs, ce serait comme une catastrophe nucléaire : on sait ce qu’on perd, et on ne sait pas ce qu’on gagne.
Cette nature mutilée est néanmoins luxuriante à Tchernobyl. Oui, mais c’est une nature où la vie de l’Homme comme de l’abeille est impossible. L’enjeu de la protection des pollinisateurs ce n’est pas la sauvegarde de la nature, elle se débrouillera toujours avec ou sans nous. C’est la disparition d’une certaine forme de nature qui seule permet la vie de l’homme sur cette planète.
consoGlobe – Les archives Albert Einstein de Jérusalem ont expliqué n’avoir trouvées aucune trace de la phrase « Si les abeilles disparaissent de la surface du globe, l’homme n’aurait plus que quatre années à vivre » qu’on lui prête pourtant volontiers. Qu’est-ce qui pourrait expliquer le succès d’une telle « fausse information » ?
Vincent Albouy – Parce qu’elle simplifie à l’extrême, et faussement, un problème très complexe, en convoquant le principe d’autorité par la référence à Einstein, l’archétype du savant génial. C’est un slogan de combat, pas une vérité scientifique.
Les deux tiers de la production agricole mondiale, notamment les céréales et les tubercules, ne dépendent pas de la pollinisation animale. Une disparition de l’humanité en quelques années, sous-entendu par une famine généralisée, est donc une contrevérité. L’agonie sera bien plus longue et douloureuse si le service de pollinisation n’est plus assuré.
C’est une phrase à double tranchant pour les protecteurs des abeilles et de la nature qui la reprennent. Elle frappe l’imagination du grand public, et je pense que c’est là-dessus que repose sinon son efficacité du moins son succès. Mais utilisée comme argument auprès de scientifiques ou simplement de personnes réellement informées de la situation, elle vous disqualifie immédiatement à leurs yeux et ôte toute crédibilité à votre discours et vos arguments.
consoGlobe – Les craintes suscitées par la chute massive des effectifs d’abeilles domestiques ont mis en lumière la notion de pollinisation comme si l’Homme avait inventé la chose en domestiquant les abeilles. Comment expliqueriez-vous cela ?
Vincent Albouy – C’est encore la seule focalisation de l’homme sur son intérêt particulier – la production agricole, qui explique cela. L’abeille domestique pollinisatrice est fille de l’agriculture intensive moderne. Ce n’est pas un hasard si la transhumance des ruches pour la pollinisation des cultures est apparue aux États Unis à la fin du XIXe siècle.
C’est ce pays qui a inventé la ruche à cadres mobiles permettant de manipuler facilement les colonies d’abeilles et, grâce au nourrissage, de les déconnecter de la ressource florale disponible. C’est aussi celui qui a systématisé la monoculture intensive, avec des plantes originaires d’Europe, donc sans pollinisateurs sauvages locaux adaptés. Il a fallu combler cette carence par l’apport de ruches, et on arrive à cette situation aberrante où plus d’un million de ruches sont déplacées en Californie pour polliniser près de 200.000 hectares d’amandiers.
consoGlobe – Être fasciné pousse plus facilement à protéger. Quelle histoire de pollinisateurs ou de pollinisation voudriez-vous raconter à nos lecteurs pour leur passer le message ?
Vincent Albouy – Il existe en Chine, sur les contreforts de l’Himalaya, des vergers de pommiers pollinisés à la main par les humains. Les pollinisateurs n’ont pas disparu, comme certains le disent. Non, c’est parce la variété cultivée produisant une pomme de luxe très chère, les agriculteurs ne plantent qu’un arbre pollinisateur sur trente, alors qu’il en faudrait un sur cinq afin de permettre aux insectes de répandre correctement le pollen.
La main d’oeuvre est si peu coûteuse et le prix de la pomme si élevée qu’il est plus rentable de recruter toute la main d’oeuvre familiale disponible pour, plume à la main, déposer du pollen fleur par fleur. Si demain les pollinisateurs disparaissent et n’assurent plus leur service gratuit de pollinisation, c’est nous humains qui devront assurer cette corvée pénible et dévoreuse de temps pour continuer à manger des salades de fruits, des compotes ou des confitures.
Alors merci les pollinisateurs, et longue vie à vous !
Pollinisation – Le génie de la nature
Qu’est-ce qui dans notre assiette dépend vraiment des pollinisateurs ? Quels secteurs agricoles et quelles régions du monde sont les plus exposés à leur disparition ? Quel impact aurait cette disparition sur les plantes sauvages ? Quelles actions sont entreprises pour sauvegarder les pollinisateurs ? Vincent Albouy répond à toutes ces questions